« Un moment magique »

« Un moment magique »

« Un moment magique » avaient-ils titré la légende de leur photo.
Je ne savais si je voulais cracher et crier d’indignation ou mépriser et toiser d’orgueil et de silence.
Je ne savais que faire. Mais une pulsion d’agressivité faisait jour et poussait en moi.

Ils affichaient leur bonheur, sourires aux lèvres, galvanisés de vivre un tel moment extraordinaire, fiers de poser avec un félin à leur côté.
Quand bien même ils auraient été un brin crispés, ils apparaissaient décontractés et joyeux. Ils se dégageaient même d’eux une certaine nonchalance naïve.
Était-ce de la pure candeur ou de la profonde bêtise ?

Car leur joie ostentatoire contrastait drastiquement avec le visage tenu et impassible du tigre.
Le regard immobile du fauve était comme absent ou hypnotisé.
Un regard tendu mais inanimé de vie.
Le regard hébété d’un animal sauvage contraint et soumis, et sans nul doute drogué de calmants.
On aurait dit un fauve empaillé vivant.

Le tableau était une merveille d’artifices et de dissonances.
Les mains des deux humains sur le ventre de l’animal donnaient l’illusion d’un prétendu « moment magique ».
Et l’épaisse chaîne qui maintenait le tigre bien comme il faut sous contrôle trahissait l’horrible réalité.

La vitrine idyllique en vernis de papier mâché et les coulisses putrides cohabitaient sur une même image.
Entre la contrition silencieuse de l’animal tenu sur un bloc de béton et les sourires benêts, voire simplets d’ignorance du couple, le tableau devenait macabre de bêtise.
L’horreur était là dans un dénuement total.
Bien souvent la plus haute violence n’est pas spectaculaire ou sensationnelle.
Au contraire, elle est proprement violente parce qu’elle est sous nos yeux et qu’on ne la décèle pas tout de suite sous la couche de mise en scène. La violence insidieuse et pernicieuse qui prend place comme une infiltrée.

« Cela ne se peut pas ! » Rétorquons-nous-en nous-mêmes dans une dernière tentative de déni.
« Non, cela ne se peut ! Et puis, il a l’air bien traité. »
Contrecarrer ce que l’on ne veut pas voir mais qui est pourtant là.
« Il est propre, il a une belle fourrure, de bonne constitution, voire grassouillette. »

Une parfaite mise en scène pour donner à croire à un moment magique.
Alors oui, où pourrait bien être l’horreur dans la magie ?
« C’est si fabuleux de prendre une photo avec un tigre ! Oui, il est enchaîné, mais bon, c’est un détail, un petit détail. »

Un détail où se loge précisément la violence.
Une barbarie, proprement humaine, et dont sont dépourvus les animaux et la nature. S’accaparer et exploiter ce qui ne lui appartient pas.

Seul l’Homme aime faire acte de propriété et de domination pour assujettir d’autres êtres et enrober cette horreur d’apparat.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.