Tranche de vie

Tranche de vie

« Je me souviens avoir fait une longue queue pour avoir de la nourriture. Je ne voulais pas rentrer les mains vides auprès de maman alors j’ai eu un petit cube de légumes. C’était vraiment pas grand-chose, mais c’était pas rien. » Me partagea-t-elle calmement
« Une fois, il y a eu un bombardement dans une gare. J’ai perdu maman pendant trois jours. La Croix Rouge s’est occupée de moi. On m’a donné du bouillon, mais en fait, c’était l’eau sale de la vaisselle. »

Je pris la mesure de ce qu’elle me confiait et en même temps je ne pouvais qu’être auditrice et spectatrice de cette réalité qui m’était étrangère. Je réalisais que la femme âgée qui se tenait devant moi avait connu enfant les malheurs de la Grande Guerre. Et dans sa voix, il n’y avait ni colère ni rancœur. Ses yeux étaient tintés de nostalgie, mais ils n’étaient pas embués de tristesse ou de haine.

Elle me partageait une tranche de vie comme on le fait tous au quotidien. Mais tout de cette femme était digne. Ses mots n’ajoutaient pas du drame au drame. Son récit ne faisait pas de sort à l’injustice et à la cruauté. Son discours n’avait pas de revendications et n’était pas non plus assommé de pathos ou de solennité.
Pourquoi me sentais-je impressionnée, ou tout du moins saisie par ce qui se donnait dans ce moment particulier ?

« On se cachait dans les bosquets. Les bombes des Italiens tombaient comme des petits points noirs depuis le ciel. Je me demandais où allaient les oiseaux quand ils s’envolaient. Où pouvaient-ils bien aller avec tout ce vacarme ? »

Le malheur n’était pas brandi comme un étendard. Et ce n’était pas non plus Satan à anéantir.
La tragédie était là, au même titre que n’importe quoi. Elle ne s’ignorait pas, mais elle ne se regardait pas elle-même pour faire son autoportrait.
Il y avait bien la victime de l’Histoire, mais la femme face à moi n’était pas victime de sa tragédie.
La rencontre de cette grande nuance s’offrit à moi comme une surprenante pépite.

Le chaos peut s’abattre, il reste en mon pouvoir de le traverser.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.